La propagande était déjà bien développée chez nos ancêtres lointains. Par chance, ils ne possédaient pas nos moyens techniques et recouraient pour l'exercer à des solutions plus durables et souvent artistiques.
La découverte récente d'une stèle funéraire sur le site de Zincirli, ancien Sam'al, (Turquie de du sud-est, cf. The Oriental Institute, News and Notes n° 200 (2009) offre à ce titre un nouvel exemple tout en étant à l'image de la coalition pluriethnique que fut Sam'al au huitième siècle avant Notre Êre. Voici les premières observations que m'inspire son épigraphe:
Emilia Masson bebili@club-internet.fr
La stèle de Kuttamuwa à Zincirli : quelle appréhension ?
En édifiant sa stèle funéraire, « Kuttamuwa, seviteur de Panamuwa » a-t-il concilié la fidélité aux coutumes et croyances de son ethnie et l’opportun ? Autrement dit, a-t-il reproduit un modèle de ces monuments néo-hittites qui visent à perpétuer le rayonnement post mortem mais en renonçant à la rédaction en hiéroglyphes louvites pour l’épigraphe qui leur est inhérente? Ceci au profit du dialecte sémitique qui en cette période prenait de plus en plus d’essor à Sam’al et offrait ainsi un meilleur gage pour incarner sa mémoire.
De ce fait, la rédaction comme la teneur de ce texte n’ont pas manqué de surprendre, voire de poser problème aux sémitisants qui cherchent à l’élucider. L’interprétation actuelle, même incomplète, y dévoile déjà des affinités avec le monde hittite et louvite des IIe et Ier millénaires. Dans la composition, dans la phraséologie et dans la teneur.
Comme l’a déjà signalé Craig Melchert (le 3 février 2009) le concept de la séparation du corps et de l’âme fait partie des croyances hittites au deuxième mil. et survit en période neo-hittite. L’étude d’A. Kammenhuber relative à la séparation du corps et de l’âme citée par Melchert est désormais élargie et située dans le contexte général des traditions indo-européennes, cf. ma monographie Les Douze dieux de l’immortalité, Paris, Les belles lettres 1989, passim. Séparation qui s’applique aussi bien aux humains qu’aux dieux et aux animaux. Selon cette croyance indo-européenne commune l’âme, hittite istanza/ZI/NAPISTU, insuffle la vie à un être, ce que répercute le latin anima. Après la mort, c’est elle qui survit. L’allographie NAPISTU précise la connotation du terme analogue, nbs, sur la stèle de Kuttamuwa.
Les populations indo-européennes distinguaient deux catégories de défunts : les morts privilégiés et les morts ordinaires. Les premiers sont incinérés et leur âme accédait à l’immortalité ; les seconds sont inhumés et leur âme demeurait clouée dans la terre. De cette croyance, les vestiges matériels font largement écho, en Anatolie et ailleurs, avec les enterrements bi-rituels, cf. Les Douze dieux, § « Pratique des enterrements bi-rituels » qui est désormais à compléter par les découvertes survenues depuis.
Les descriptions des funérailles royales hittites répercutent ces deux concepts. Après la crémation (funus in corpore) on accomplit une longue série de rites lustratoires sur l’âme. Elle y est représentée par l’image du mort (funus in effigie) et fait office du Maître des cérémonies.
Haut dignitaire, Kuttamuwa se situe parmi les morts privilégiés. Il place sa stèle dans un culte funéraire qualifié de « permanent, éternel » et établit des offrandes à accomplir après sa mort. Chez les Hittites, la même épithète, ukturi/SAG.US accompagne le monument funéraire rupestre (sorte de mausolée) appelé NA4hekur. Ainsi, par comparaison, ce propos plus développé mais dans le même esprit de Suppiluliuma II au sujet du monument funéraire de son père, Tuthaliya IV, KBo 38, ro II 17-21 :
« J’ai construit un mausolée/pic éternel (pour mon père) ; j’ai fait la statue (ALAM) et je l’ai portée dans le mausolée/pic éternel et je l’y ai installée. Et je l’ai satisfait (avec les offrandes).
La liste d’offrandes que fixe Kuttamuwa est également significative : comme on pouvait s’attendre, le dieu de l’Orage suprême, qualifié en général du Ciel ou d’après un toponyme, y figure en tête et a droit à un taureau. Le théonyme sémitique Hadad qui le désigne dans ce texte n’autorise pas à y voir d’emblée une divinité authentiquement sémitique.
Dans les textes hittites et louvites un seul et même dieu de l’Orage, Tarhunt-, n’est il pas appelé indifféremment dU, dIM, dIskur ou dW ? Il en va de même pour hdd.krmn où l’on peut voir une traduction fidèle du louvite tuwarsis Tarhunzas, Tarhu de la vigne, soit dieu de l’Orage en sa qualité du dieu de la végétation ou agreste.
Sur l’épigraphe de Kuttamuwa, comme sur bien d’autres inscriptions néo-hittites, la déesse Kubaba remplace la déesse Soleil de la Terre qui dans les listes d’offrandes funéraires fait pendant au dieu Soleil du Ciel.
De même que dans ces listes hittites, l’âme du mort, voire de Kuttamuwa, figure en dernière position.
La formule finale rappelle des tournures analogues hittites et louvites. Deux points particuliers méritent d’être signalés : les offrandes annuelles dont fait état Kuttamuwa sont accomplies souvent dans les milieux hittito-louvites du IIe et du Ier mil. (MU-tili, usali).
Kuttamuwa demande qu’on abatte tous les ans (un mouton) pour son âme et qu’on lui dépose en offrande une cuisse/gigot. Cet appel final s’inscrit parfaitement dans la symbolique incarnée par la cuisse/gigot chez les Hittites comme dans d’autres traditions indo-européennes, cf. ma monographie Le combat pour l’immortalité, PUF 1991, pp. 115-6. Il s’agit en général de la cuisse/gigot droit, ZAG-as wallas, c’est-à-dire celle qui se trouve du côté favorable. Emblème de fertilité et surtout de stabilité et de fermeté, la cuisse/gigot figure inévitablement parmi les bonnes choses que renferme la toison de mouton, i. e. la corne d’abondance des Hittites. Elle est également présentée en offrande aussi bien aux dieux qu’aux hommes, KUB XXXIII 68 III 19-20 : « Et que ton âme se tienne debout fermement comme la cuisse droite » ou KUB XXXIII 45+ 3-7 : « Voici la cuisse (gigot) droite. De même que la cuisse droite se tient fermement, pour le roi, la reine et les princes toi, aussi, ô pays Hatti, tiens-toi fermement comme la cuisse droite ».
A la lumière de ces données, le vœu de Kuttamuwa prend pleinement son sens : l’offrande annuelle de la cuisse (de mouton) vise à perpétuer dans la fermeté l’existence de son âme.
Ces premiers exemples suffisent déjà, me semble-t-il, pour montrer que les données hittito-louvites offrent les meilleures chances pour une élucidation de cette épigraphe, insolite et énigmatique à première vue. Rechercher des solutions éventuelles dans les croyances et pratiques égyptiennes risque de mener dans l’impasse.
mardi 7 avril 2009
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